Little America d’Henry Bromell, une fiction vertigineuse.
Little America est paru aux USA, Ed. Vintage, 2001,
Little America est paru en traduction française, Ed. Gallmeister, Paris, 2018.
Henry Bromell est né à New York le 19 septembre 1947. Selon son éditeur français, à la fin de ses études universitaires en 1970, il n’a qu’une seule ambition : devenir écrivain. Pour se consacrer à l’écriture, il devient enseignant, publie quelques textes dans le New Yorker et un premier roman en 1974, The Slitghtest Distance. Puis il donne des cours d’écriture. En 1980, grande crise de doutes. Il n’aime plus ce qu’il écrit. Il déménage à Los Angeles et publie The Follower en 1983 (paru en 1984 dans la Série Noire des Editions Gallimard sous le titre La Souris déglinguée). En 1990, contacté par un ancien étudiant, il se lance dans la rédaction de scénarios et la production de Séries télévisées comme Northern Exposure, collabore aux Sopranos, à The Wire et à Homeland, série pour laquelle il reçoit un Emmy Award et le Golden Globe de la meilleure série dramatique. Puis il meurt d’une crise cardiaque à Santa Monica en Californie le 18 mars 2013 à 66 ans.

Edition USA, 2001

Edition Française, 2018
Little America, un mélange de fiction et d’autobiographie
Depuis 1992, il travaillait sur une série télé Little America, l’histoire d’une famille américaine qui vit à Hong Kong, dont le père travaille pour les Affaires étrangères, mais qui, en fait, est un véritable espion. La série ne se fera pas mais il n’abandonne pas l’idée et revient au roman.
L’action de son roman Little America se déroule dans un tout petit pays imaginaire du Moyen-Orient, le Korach. Situé exactement à l’intersection des frontières de l’Irak, de la Syrie et de la Jordanie, à deux pas du Liban et d’Israël, ce pays fictif est une miniature du Moyen-Orient. On est en pleine guerre froide entre les USA et l’URSS. Nasser est au pouvoir en Egypte. En 1956, il a nationalisé le Canal de Suez. En 1958, il lance l’idée d’une République arabe unie socialiste et laïque avec la Syrie. Notons que les Frères musulmans existent déjà depuis 30 ans et luttent contre l’emprise laïque occidentale. Dans sa fiction, Bromell choisit précisément d’explorer l’année 1958 au Korach.
Et, coup du destin, Little America est publié six mois avant les attentats du 11 septembre 2001. Ce qui en fait un livre visionnaire à sa sortie. Et encore aujourd’hui.
Mais c’est aussi roman autobiographique. En effet, le père de Bromell était un agent de la CIA, recruté au début des années 50. Toute son enfance, Henry Bromell et sa mère l’ont suivi dans ses différents postes, à Athènes, à Bagdad (où il a assisté à la révolution et au coup d’Etat de 1958), à Amman, au Koweit, au Caire et à Téhéran. Autant de « petites Amériques » dans lesquelles un petit garçon a cherché à savoir ce que faisait son espion de père et s’est mis à l’espionner.


Little America, l’histoire d’un fils d’espion qui espionne son père
Dans le roman, Terry Hopper, un garçon de 10 ans, vit à Washington DC avec son père, Mack et sa mère, Jean. Ils sont revenus de Syrie depuis 3 ans. Son père est espion mais préfère qu’on se souvienne de lui comme « officier de renseignement de la CIA », poste qu’il occupera de 1950 à 1978. Ce qui ne l’empêche pas d’appeler la CIA « l’Usine d’Équarrissage ». Avant il travaillait pour une société d’investissement de Wall Street ; en tant que WASP (Blanc d’origine anglo-saxonne protestante) occupant une position élevée, il détestait son travail. Début 1958, Mack est envoyé par la CIA dans ce petit pays imaginaire, le Korach. Jean et Terry, le fiston, le rejoignent quelques mois plus tard dans un logement de fonction à Hamra, la capitale. Pendant toute cette année, le fiston cherche à comprendre ce que fait exactement son père, ce qu’est le travail d’un espion. Il va donc l’espionner, essayer de comprendre où il se trouve, ce qui se passe au Korach et collectionner des petits morceaux de mémoire, des fragments.
Au Korach, la situation est tendue. Un très jeune roi hachémite de 22 ans monte sur le trône le lendemain de l’assassinat de son père d’une balle dans la tête. Playboy éduqué en Angleterre, il est fou de voitures de luxe, de vitesse et de jeunes femmes européennes ou américaines. La mission que la CIA confie à Mack Hopper est très claire : devenir le meilleur ami du roi et le protéger. Hélas le jeune roi sera tué à son tour, fumant une cigarette derrière le palais d’Hamzah à 3 heures et demie du matin le 31 décembre 1958. Mort sur le coup. Comme il n’a pas d’enfant, cette branche de la famille hachémite s’éteindra. Et le Korach disparaîtra en 1965, « avalé comme un amuse-gueule par l’Irak et la Syrie ». Eliminé de l’histoire. C’est donc un échec cuisant pour Mack, la CIA et la politique américaine.
Tout ça, Henry Bromell nous le dit dans les 3 premières pages de son livre. Tout l’intérêt des 400 pages qui suivent est de comprendre comment et pourquoi tout ça a-t-il bien pu se passer.
Pour comprendre ce désastre, le fiston reprend son enquête 40 ans plus tard
Terry a 52 ans. Il vit en Californie avec sa femme et son fils unique de 23 ans. Il est professeur d’histoire. Comme par hasard, les questions qu’il se posait enfant ressurgissent. Des comptes rendus d’écoutes secrètes du Congrès, publiés par le New York Times, attestent qu’en 1958, un officier traitant de la CIA à Hamra, au Korach, apportait au roi, une fois par mois, une mallette pleine de billets. D’autre part, un certain, George Seal, auteur d’un livre sur la Pax Americana, « fait l’hypothèse que le roi fut tué par des agents des Etats-Unis, recrutés et employés par la CIA. » Or son père était le chef de station de la CIA à Hamra à l’époque de cet assassinat. Se peut-il qu’il l’ait commandité ? Ou même qu’il soit l’assassin ? Taraudé par ces questions, il reprend ses recherches autour du rôle précis qu’a joué son père. Tout en précisant : « Honnêtement, je pense que j’ai toujours eu un peu peur de découvrir exactement ce qui s’est passé au Korach en 1958. Après tout, mon père est mon père – secret, cachottier, le manque d’assurance personnifié, mais, malgré tout, mon père. Je l’aime profondément, bien que nous ne soyons pas proches, et ne l’ayons jamais été ».
Terry prend donc l’avion pour Boston et campe dans l’appartement de son père, un retraité de 74 ans. Lorsqu’il lui dit qu’il est là pour lui poser des questions sur la politique étrangère américaine au Moyen-Orient, celui-ci lui rappelle qu’en entrant à la CIA, il a prêté le serment de garder le silence, jurant de ne jamais révéler ce qu’il savait. Et qu’il ne le ferait jamais. Jamais. Comme un père, assiégé par son fils dans sa propre maison, ne peut pas ne rien répondre du tout à ses questions, il lui donne des réponses vagues, lui raconte des anecdotes sans importance.
Très bien, puisque c’est comme ça, Terry va se tourner vers sa mère Joan qui habite à deux pas.
Puis vers tous les acteurs encore vivants de cette année 1958 : la kyrielle de collaborateurs de la CIA au Korach ; l’ambassadeur des USA et ses attachés. Vers l’entourage du roi: le commandant Rashid, d’origine palestinienne, chef des services secrets ; le général Anwar, d’origine égyptienne, chef de l’armée ; Kumait, le professeur de religion ; Esmerelda, une jeune Anglaise, sortie de l’école des Beaux-Arts à Londres, maitresse puis épouse du roi ; et la redoutable mère du roi, une vieille Bédouine attachée à sa pipe à haschisch et au désert.
Et Terry va aussi fouiller dans les archives du siège de la CIA à Langley en Virginie, pour retrouver les messages de son père à Allen W. Dulles, directeur de l’Agence et à son frère John Forster Dulles, secrétaire du Président Eisenhower. Ces comptes rendus fustigent l’arrogance de la politique et de la diplomatie américaine, leur anticommunisme viscéral et leur certitude de lutter pour le Bien. Soyons claire, les Soviétiques, moins rock’n’roll, ne s’en tirent pas mieux.
L’écriture de Bromell est extraordinairement belle et efficace. Elle tourne en rond comme notre mémoire, cherchant à travers des détails, des fragments, comme une marque de voiture, de cigarettes, d’alcool fort, un tube musical d’Elvis Presley ou des Platters, une odeur de viande grillée, un vent de sable, une porte qui claque, pour faire ressurgir des moments de notre histoire et rassembler les pièces d’un puzzle géant. Tout le petit monde de Little America picole, fume, se tape la cloche et danse comme des fous pour tromper l’ennui et l’anxiété. Comme notre mémoire, son écriture passe sans transition d’un lieu à un autre, d’une époque à une autre, des années où l’Empire ottoman s’est effondré au début du 20ème au redécoupage du Moyen-Orient entre les vainqueurs de la 2ème guerre mondiale. La souplesse et la clarté de son écriture lui permet de passer de la focale la plus microscopique – une émotion cachée, une petite crispation du visage, un clignement d’œil, un geste pour chasser une mouche – à une focale panoramique pour décrire une gigantesque émeute.
Enfin les évènements qui se succèdent en ce début du 21ème siècle en Irak, en Egypte, en Syrie, au Yémen, en Lybie, en Turquie, en Arabie saoudite et dans le Magreb en font un roman d’une actualité brûlante, nous permettant de réfléchir à ce que Bromell appelle « la loi de l’inertie de l’histoire ».
Eliane Perrin
Novembro, 2019


Maye Patrice | 2019-11-25
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Magnifique article!
Je vais me ruer.
Ou attendre Noël !!!
Merci Eliane