Black No More
Ou le récit d’étranges et merveilleux travaux scientifiques au pays de la liberté entre 1933 et 1940 après J.-C. de George S. Schuyler
Alors que se déroulent d’innombrables manifestations à la suite de l’assassinat de George Floyd, un Afro-américain de 46 ans, asphyxié par un policier blanc sous les yeux de trois de ses collègues impassibles à Minneapolis le 25 mai 2020, la lecture du livre de George S. Schuyler résonne étrangement. Paru en 1931, juste après la crise économique de 1929, on le parcourt à toute vitesse avec un plaisir immense tout en ressentant un terrible malaise, l’impression que pas grand-chose n’a changé depuis cette époque où nous n’étions pour la plupart pas nés.
George S. Schuyler est un journaliste noir américain connu qui écrit et mène des enquêtes pour différents journaux et périodiques noirs. Black No More, son premier livre, est une contre-utopie provocatrice, dévastatrice et d’un humour féroce. Elle se situe dans la lignée de Swift, d’Huxley et d’Orwell. Lorsqu’il paraît en 1931, ce livre n’aura aucun succès et lui vaudra l’hostilité générale. Il sera oublié jusqu’en 1999 où il reparaitra aux USA, sera réédité quatre fois et deviendra un classique de la littérature américaine.
Cette contre-utopie décrit sans aucune complaisance des anti-héros, qu’ils soient noirs, blancs ou métisses et leurs histoires folles dans une langue si directe qu’on ne peut s’empêcher de penser que si un tel manuscrit était proposé aujourd’hui par un auteur contemporain, il ne trouverait aucun éditeur pour le publier tant il est à des années-lumière du langage politiquement correct actuel et de ses euphémismes. C’est parce qu’il est devenu un document historique et un classique de la littérature noire américaine que nous pouvons le découvrir en anglais et en français aujourd’hui. Ce qui frappe également à sa lecture, c’est son incroyable modernité qui tient à son style direct. Comme le relève Ishmael Reed dans sa préface : « Schuyler est un observateur si subtil de son époque que lire son livre est comme faire l’expérience d’une réalité virtuelle. Nous voilà transporté dans les Etats-Unis des années 1930 ».
Le point de départ de cette contre-utopie se situe à Harlem. Un des rares Noirs pauvre à faire des études de médecine, le Dr Junius Crookman (le Filou en français), en a marre du racisme quotidien quand il tombe par hasard sur une petite affection dermatologique rare d’origine nerveuse, le vitiligo. Cette affection produit des taches blanches sur la peau par dépigmentation. Elle peut toucher tous les êtres humains quelle que soit leur couleur. Bien sûr, elle se voit mieux sur les Noirs que sur les Blancs. Le Dr Crookman se souvient aussi que son professeur de sociologie lui avait un jour déclaré que le Noir n’avait que trois manières de traiter son problème avec l’Amérique : “Foutre le camp, devenir blanc ou serrer les dents.” Or s’il ne veut ni ne peut partir et n’aime pas serrer les dents, il ne peut que choisir la deuxième solution. Et il se dit que si les Noirs devenaient blancs, peut-être que le racisme disparaîtrait ? Que peut-être la science va réussir là où la Guerre de Sécession a échoué ?



A partir de là, il va mettre au point un procédé technique, s’acoquiner avec un promoteur immobilier véreux et un organisateur de jeux clandestins pour financer l’ouverture d’un premier sanatorium au centre de Harlem où il peut blanchir un Noir en trois jours pour seulement 50 dollars ! Si s’intégrer, c’est “faire” comme les Blancs, devenir blanc, c’est “être” comme les Blancs : le sommet de l’assimilation ! Et ça va marcher au-delà de toutes ses espérances. Des foules de Noirs se précipitent pour changer de couleur et accéder enfin comme les Blancs au rêve américain.
A partir de là, l’histoire s’emballe et devient totalement imprévisible. Les conséquences vont être vertigineuses sur tous les plans, économiques, sociaux, politiques. Mais aussi sur le plan des rapports individuels des hommes et des femmes dans tout le pays, jusque dans les Etats les plus racistes du Sud où le Ku Klux Klan va se ressaisir avec l’adhésion de Noirs récemment blanchis. Le chaos est à son comble ! Schuyler pousse sa contre-utopie jusqu’au bout, explorant tous les possibles au fur et à mesure que se posent de nouveaux problèmes et que le Dr Junius Crookman cherche à les résoudre. Et ça ne résoudra finalement rien. Pourquoi ?
La réponse à cette question se trouve dans la dédicace de Schuyler sur la première page de son livre : “Ce livre est dédié à tous les Caucasiens de la grande République qui peuvent faire remonter leurs origines jusqu’à la dixième génération et affirmer sans ciller que leur arbre généalogique n’a pas la moindre branche, brindille ou feuille noires”.
Autrement dit, s’il n’y a pas de races pures sur le plan biologique, les races n’existent pas. Ce que Reed confirme dans sa préface lorsqu’il fait l’hypothèse suivante concernant l’insuccès de Black No More à sa sortie en 1931 : “Fort d’un savoir encyclopédique, Schuyler se frotte dangereusement à toutes sortes de problèmes dans son roman, mais sa brillante dissection du Grand Mensonge américain, selon lequel la majorité des Américains d’origine africaine et européenne seraient le produit d’une lignée raciale pure, explique peut-être pourquoi le livre n’a pas eu la reconnaissance littéraire qu’il méritait”. Et il ajoute qu’ “il nous faut bien admettre que George Schuyler était en avance sur son temps”.
Si la découverte de l’ADN lui a donné raison en démontrant que les races n’existaient pas sur le plan biologique, ça ne signifie pas que le racisme n’existe pas. S’il perdure, c’est bien parce qu’il est une construction historique de plus de 400 ans liée à la colonisation et à l’esclavage, qui a pour fonction de hiérarchiser le monde, de s’assurer que les “autres” restent bien à leur place. Il s’agit de prolonger le plus longtemps possible une domination arbitraire – politique, économique, sociale et culturelle – de certaines catégories de populations sur d’autres. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui le racisme institutionnel – de la police, de la justice, de l’armée, de l’instruction publique, etc. – ou le racisme systémique – discrimination à l’embauche dans les entreprises privées, dans l’accès au logement, etc.-. Les luttes contre ces dominations historiques sont certes de longue durée mais continues. Et c’est réjouissant.
Eliane Perrin
Junho 2020.



Références :
Black No More
Being an Account of the Strange and Wonderful Workings of Science in the Land of the Free. by George S. Schuyler
First published 1931, New York, USA.
Published by Modern Library Harlem Renaissance, June 29, 1999, Paperback, 208 pages, 3.99 $
Black No More ou le récit d’étranges et merveilleux travaux scientifiques au pays de la liberté entre 1933 et 1940 après J.-C. de George S. Schuyler
Paru en français aux Nouvelles Editions Wombat, Paris, 2016. 20 €
En e-book (formats ePub et PDF web) 12,99 €
Réédité en 2018 aux Editions 10/18, livre de poche. 7,10 €
Fotos de Manuel Rosário
Patrice Maye | 2020-07-06
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Encore une totale découverte, un cadeau que nous offre Eliane Perrin. Mille mercis reconnaissants à elle, je me réjouis d’ouvrir!
Graca Lima | 2020-07-06
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Excelente artigo. Agradeço terem-no divulgado.
Paula Bárcia | 2020-07-06
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Je vais me le procurer. Merci.
Isabel Almasqué | 2020-07-06
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Excellent texte Eliane, merci. Tu nous donnes immédiatement envi de découvrir l’oeuvre de George Schuyler. Michael Jackson ne connaissait sûrement pas les méthodes cliniques du Dr. Junius Crookman, mais in s’en est certainement inspiré!,